Lettre aux enfants de la rue du monde
Lettre aux enfants de la rue du monde
Enfant de la rue, c’est à toi que je parle.
Garçon ou fille, c’est à toi, enfant de la rue, que je parle aujourd’hui de ce que tu as souvent entendu depuis ta naissance. Je sais bien qu’il est dur d’écouter de telles paroles, au moment où rien ne va plus pour toi. Il est encore plus compliqué de suivre des conseils quand on vit les moments les plus sombres de son histoire. Il y a même des heures où l’on ne croit plus dans les hommes et dans les femmes qui nous ont donné la vie : ils t’ont en effet abandonné comme s’ils ne t’avaient jamais tenu entre leurs mains le jour de ta naissance. Sache d’abord que personne n’est né enfant de la rue. Il l’est devenu, et tu peux changer ta vie actuelle même si, à l’heure où je te parle, ton père et ta mère ne sont plus de ce monde. Mais il reste l’espoir, car l’être humain a beaucoup de ressources.
Enfant de la rue, que tu sois une fille ou un garçon, tu vis la même galère, tout est dur et sombre pour toi. Tu n’as plus le même visage que lorsque tu étais un beau bébé, sur les bras de ta mère et sous la surveillance de ton père. Tu étais un petit prince, et tu l’es resté. Bien que le monde soit méchant à ton égard, sache aussi qu’il ne deviendra pas jamais tout à fait bon : il n’y a pas et il n’y aura jamais de monde parfait où le mal n’existerait pas. Ne sais-tu pas l’adage de ce philosophe qui dit « que L’homme est l’ennemi de l’homme. » C’est sans doute ce que tu vis actuellement. Mais ce monde, c’est nous, hommes et femmes, qui le construisons. C’est encore nous qui le détruisons, et qui décidons de notre manière de vivre, et surtout de la tienne. Nous sommes donc tous responsables de ta situation actuelle, même si nous ne voulons pas l’admettre : il est en effet toujours très difficile de reconnaître ses torts, et le fautif, c’est toujours l’autre.
Le jour de ta naissance pourtant, tous les proches parents de ton père et de ta mère étaient présents. C’était la fête et, le jour de ton baptême, les gens ont chanté et dansé toute la journée. Tout avait même commencé la veille, où on te passait de bras à bras. Ta mère avait eu si peur que les ogres et les sorciers du village ne te volent ton âme qu’elle te cachait sous un drap afin qu’on ne puisse plus te voir tout nu. Certains estimaient que tu avais les yeux de ta mère, d’autres ceux de ton père. Personne n’imaginait que tu traînerais aujourd’hui dans les rues de ton pays comme une chenille. Mais tu as grandi, et te voilà aujourd’hui confronté à une vie qui n’est pas du tout celle que tu attendais. Une vie où il faut se battre pour arracher une place, un véritable combat de loups et de bêtes sauvages. Tu voulais peut-être devenir docteur, enseignant, haut fonctionnaire, haut gradé de l’armée, menuisier, maçon, journaliste, avocat, huissier, gendarme et j’en passe. Mais tu as peut-être été un garçon ingrat, qui a embrassé très tôt des choses comme l’alcool, la drogue, la cigarette et le sexe. Il n’y avait peut-être personne pour te donner de bons conseils en l’absence de tes parents. On ne le saura jamais, car tu es le seul à connaître ton parcours et à savoir l’origine de cette malchance qui a fait de toi un enfant de la rue.
Frère ou sœur, ta souffrance d’aujourd’hui est peut-être due à la mort brutale de ta mère. Avec l’arrivée d’une belle-mère, une autre vie a commencé : fausses accusations, querelles, absence de petit déjeuner, de déjeuner ou de dîner. Désintérêt de ton père et de sa nouvelle femme pour ton avenir. Leur égocentrisme leur a fermé les yeux et tu as décidé de faire confiance à la rue, tel un vautour égaré qui ne sait plus sur quel arbre se poser. Tu t’es fait des amis dans la même situation que toi, qui avaient dû abandonner leurs parents pour des raisons connues d’eux seuls. Tout ce qu’on sait d’eux est qu’ils vivent comme toi de la manche et de la nourriture jetée par terre dans les différents marchés.
Vous vous êtes créés un monde où le plus fort gagne, comme chez les fauves ou comme dans l’océan, où les gros poissons mangent les petits. Les bagarres et les insultes sont au quotidienne et si tu es faible, tu es battu et humilié devant tout le monde par les plus forts. Personne n’a pitié de voir tes larmes couler comme la sève d’un arbre dont la branche a été coupée par un paysan fou. Toi, la fille, tu t’es encore fait violer aujourd’hui. Pour la cinquième fois de la semaine. Conséquence de ces multiples viols, tu es infectée par le virus du Sida. En es-tu responsable ? Bien sûr que non ! Les responsables de ta situation actuelle sont connus, ce sont ceux qui se sucrent avec les richesses de ton pays, comme si tout leur appartenait. Des milliers d’enfants comme toi ont été rendus orphelins à cause du pouvoir. C’est le régime actuel qui est la cause de ton départ de la maison. Tous ces hauts fonctionnaires au ventre rebondi savent bien qu’ils sont bien responsables de ta situation, même s’ils font semblant de l’ignorer. Mais sache bien, mon frère et ma sœur, que l’histoire les jugera.
Il existe encore d’autre personnes qui profitent de toi, « enfant de la rue», et se servent de ton existence pour s’enrichir : comme certaines des ONG nationales et internationales qui pullulent dans ton pays, et dont la grande majorité ne fait rien pour les populations. Ils pondent rapports sur rapports aux bailleurs de fond, pour leur raconter ta souffrance et obtenir des aides. Mais quand les aides arrivent, tout disparait dans la nature. Ils achètent de grosses voitures et de luxueuses villas poussent comme des champignons, sans que personne ne fasse à son tour un rapport pour dénoncer ces détournements de fonds quotidiens. Ils ont même peur de t’approcher, en te voyant aussi sale. Frère ou sœur, que te dire de plus ? Que tant que les grandes puissances de ce monde continueront à vendre des armes à nos gouvernants, nos pays pauvres le resteront. Il y n’aura jamais de stabilité ni politique, ni économique. Les régimes ethniques et claniques ne cesseront jamais de provoquer des guerres et des affrontements meurtriers. Mais je veux croire qu’en dépit de tout cela, tu retrouveras un jour ton vrai visage. Personne ne t’appellera plus « enfant de la rue » ni te considéra comme un voleur en puissance. Cet immense territoire t’appartient, avec ses richesses naturelles. Si aujourd’hui tu manques de tout, ce n’est qu’à cause de l’avidité de nos dirigeants qui vident toutes les richesses de ce pays pour les partager entre eux. Tout est fait pour que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Mais sache que personne ne peut emprisonner l’amour. Crois en l’amour. Il y a malgré tout des gens qui t’aiment, même si tu es enfant de la rue ou sans domicile fixe.
Ahmat Zéïdane Bichara/ Prix Lorenzo Natali 2006-Régards d'Africains de
France