
Mahamat Saleh Ibni Oumar,
fils du Dr Ibni, leader du PLD
et porte-parole de la CPDC
03 février : ne commettons jamais le crime de l’oubli…
C’était il y a deux ans. Deux longues années de peine, d’affliction, de doute, d’attente, de désespoir souvent, de lassitude parfois… Tous ces sentiments se sont mêlés, entremêlés,
s’enlaçant dans une bourrasque de tristesse depuis ce soir de février où le visage de mon père a définitivement quitté notre affection. Je le vois encore, assis dans le salon de notre maison
familiale, penché sur un livre, les traits du visage oscillant entre la douceur de l’humaniste et l’austérité de l’érudit, la simplicité personnifiée à des milliers de lieu des excès d’une scène
politique tchadienne si orgueilleuse. Je le vois encore! à la tribune, lors des campagnes du PLD (Parti pour les libertés et le développement), ou du temps où il était ministre, ses yeux
s’exaltant au fur et à mesure qu’il bâtissait par le verbe, le Tchad de ses rêves, un Tchad où la gabegie et la haine seraient définitivement abhorrées. Je le vois et je le verrai toujours
lorsqu’il s’asseyait auprès de moi lors d’interminables veillées pour me prodiguer des conseils d’une infinie sagesse, pour m’inculquer les idéaux auxquels il croyait et pour lesquels il se
battait sans relâche, parfois jusqu’à l’épuisement.
Je vois encore ces instants que nous avons passés ensemble, tourbillonnant dans mon esprit, orage dans le
crâne d’un sourd, ils s’entrechoquent à chaque minute qui jalonne mon existence et chaque minute me rappelle avec une cruauté sans pareille que peut-être jamais plus je ne le reverrai. Deux ans
que je vis avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête, deux ans que ma famille survit avec cette douleur insupportable marquée au fer rouge dans notre cœur. Deux ans que chaque
jour nous nous demandons quand cela finira-t-il, quand cela s’achèvera-t-il, quand viendra le jour où notre mari, notre père, notre fils, le Professeur Ibni reviendra passer le seuil de la
porte de notre maison familiale et comme si de rien n'était, s’assiéra sur un tapis et nous adressera un de ses sourires dont la lumière, jadis, nous envahissait tout entier et nous réchauffait
l’âme.
Il y a deux ans, lorsque des militaires de la garde présidentielle sont venus enlever mon père sous les
yeux de son épouse, ma mère, et du dernier de ses fils afin de l’emmener vers une destination inconnue, j’ai bien sûr éprouvé de la haine vis-à-vis de ceux que je jugeais responsables de ce crime
abject. Quel être humain n’en aurait pas ressenti ? Il faudrait être au-dessus de tout sentiment humain, de toute compassion, de tout lien filial pour ne pas se sentir dévoré par des
émotions aussi insupportables que l’injustice, la colère et surtout l’impuissance. J’ai haï, longtemps, avec intensité et sans relâche. Aujourd’hui, je ne suis plus envahi par la haine. Non pas
que le temps a fait son œuvre en cicatrisant les plaies béantes ouvertes par la disparition de mon père, non pas que les sirènes fielleuses de l’oubli aient effacé peu à peu le souvenir de ce
Grand Homme qui fut pour moi celui de destin à la Kourouma, non rien de tout cela. Le temps ne fera jamais disparaître totalement mes meurtrissures, il ne me fera jamais rien oublier de
ce qui est arrivé, il ne fera jamais rien oublier à ceux qui l’aimaient, le respectaient et l’admiraient. Si aujourd’hui nous effacions son souvenir de nos mémoires, nous commettrions le crime
abominable de le faire disparaître une seconde fois…
Je n’ai jamais oublié ce que furent mes deux années après cette tragédie, mais à l’heure actuelle, je me
sens apaisé. Certes, je réclame et réclamerai toujours que justice soit rendue, que toute la lumière soit faite sur le destin qui a été réservé à mon père par ses ravisseurs, que ceux qui se sont
rendus coupables de cette forfaiture soient punis par le glaive impartial de la justice. Certes, la douleur de notre famille ne sera jamais lénifiée tant que le corps du Professeur Ibni ne nous
sera pas rendu et tant que nous ne pourrons lui rendre les honneurs funéraires qui lui sont dus. Il faut que les recommandations de la commission d’enquête mise en place après la disparition de
mon père soient appliqués sans tentative de dissimulation aucune. Mais je ne veux désormais plus de vengeance violente et arbitraire, je refuse désormais catégoriquement que soit appliquée la loi
du talion. Car je ne peux souhaiter, même à mon ennemi le plus farouche, même au plus hideux des assassins, de subir le même sort que celui qui a durement éprouvé notre famille. Nous ne pouvons
nous rabaisser au rang des ravisseurs de mon père en nous comportant sans la moindre dignité et la plus petite once d’humanité. Nous avons le devoir de nous montrer digne dans cette épreuve,
c’est ce que mon père aurait voulu, que nos passions souvent excessives s’assujettissent à notre raison, et par la suite, notre raison à la justice. Je ne désire plus aujourd’hui de déchaînement
de haine envers ceux qui l’ont fait disparaître, je ne veux plus que ceux qui usent de la violence à des fins politiques brandissent la mémoire de mon père pour justifier leurs actes souvent
criminels. Il faut que la vérité sur le sort du Professeur Ibni fasse jour dans l’apaisement le plus raisonné et dans un cadre juridique strict. C’est à ce prix et à ce prix seul que les idéaux
de mon père pourront triompher, de la mort, de l’oubli et surtout de ceux qui ont perdu leur nature d’Homme en l’emmenant loin de l’affection des siens.
Je dédis ce brin de texte aux victimes des évènements de février 2008 et plus particulièrement à la mémoire de mon
grand frère Tadjedine, un homme grand d’esprit et sage qui a guidé mes pas vers les sentiers de la tolérance...
Mohamed Saleh IBNI OUMAR