TCHAD: TOUS ENSEMBLE !
TOUS ENSEMBLE !
Alors qu'Idriss Déby Itno et ses partisans s'agitent dans tous les sens pour tenter de convaincre les populations des vertus supposées de leur « quatrième république », les faits, bien têtus, protestent contre toute cette campagne pour le moins mensongère et démontrent que, en réalité, le pays continue à s'enfoncer dramatiquement dans une crise tant sociale que politique, dont nul ne peut, pour l'instant, prévoir l'issue. En effet, à peine proclamée et chantée, la « quatrième république » se trouve déjà ébranlée par deux événements majeurs : la grève illimitée déclenchée par la plate-forme revendicative et celle du syndicat des avocats et des juges.
Ce nouveau bras de fer entre la dictature de N'Djaména et le monde du travail contraste fortement, certes, avec l'euphorie des autorités qui, tels des arracheurs des dents, ne cessent de mentir sur les changements que « la nouvelle constitution » entraînerait dans la vie de masses opprimées. Mais, en réalité, il révèle plus que l'hypocrisie, la duplicité, dont Idriss Déby Itno et ses partisans font preuve pour essayer de s'extirper de la fange nauséabonde de la faillite de leur politique : il nous jette surtout en plein visage les contradictions profondes, qui minent la société, entre, d'un côté, les aspirations des couches populaires à une vie digne de notre époque, à la justice, à l'égalité, aux libertés essentielles, et, de l'autre, un pouvoir dictatorial, usé par le temps, honni, vomi par les masses opprimées, qui s'accroche à tous les artifices possibles et à la force brutale notamment pour se maintenir.
Plus que les questions légitimes de salaires, du respect d'une décision conforme à la justice, à l'instar d'autres événements antérieurs, comme l'explosion de colère provoquée par le viol de Zoura, les campagnes de sifflets citoyens après le hold-up électoral qui a permis à Idriss Déby Itno de s'imposer au pouvoir grâce à l'armée et au soutien de l'impérialisme français, la crise sociale actuelle est l'expression d'une double réalité, dont les éléments sont organiquement liés : d'une part, elle traduit la profonde exaspération populaire qui couve dans le pays, à causes des injustices, des inégalités de toutes sortes que le pouvoir fait subir aux masses opprimées depuis vingt-huit ans, et, d'autre part, le rejet de la politique de celui-ci par la majorité des couches populaires, qui en découle comme une conséquence logique.
Cette signification profonde des luttes que mènent les organisations syndicales contre la politique du pouvoir bat ainsi en brèche l'idée, communément répandue, selon laquelle le combat des travailleurs pour leurs intérêts serait catégoriel, voire sectaire, et non politique. Il n'y a rien de plus faux qu'une telle vision des choses ! Car, au Tchad, comme dans bien de pays africains, c'est l'Etat qui est le principal employeur dans l'administration, mais aussi dans certains secteurs industriels importants : COTON TCHAD,, SNE, SONACIM , SONASUT, SOTEL, etc. Même les secteurs d'activités privés ou privatisés, tels les banques, l'hôtellerie, le pétrole, le transport, la téléphonie et autres ne fonctionnent qu'avec son soutien indéfectible : il leur crée les conditions les plus favorables qui soient afin qu'ils fassent le maximum de profit possible moyennant des miettes, laissées au passage, à leurs valets locaux que sont nos bourgeois, vivant sur le dos de la société comme d'inutiles parasites. Dans ces conditions, tout acte de contestation, de manifestation, quel qu'il soit, de petite ou grande envergure, prend automatiquement un caractère politique parce qu'il pose directement la question de l'Etat, en ce sens qu'il s'oppose à la politique de ce dernier. C'est exactement le cas des grèves actuelles, comme celle du mois de janvier qui, quoique les ministres et autres responsables du MPS aient péroré à la télévision que le décret 687 et la loi 032 étaient intouchables, parce que gravés dans le marbre de la loi, a fait reculer le pouvoir sur ces deux points, même si, une fois de plus, au bout du compte, Idriss Déby Itno a fini par démontrer lui-même que sa parole n'a aucune espèce d'importance !
Mieux, lorsque les travailleurs déclenchent une grève pour des questions salariales ou autres, comme de nos jours, même s'ils ne le font pas consciemment, ils s'érigent en même temps contre leurs conditions de femmes et d'hommes opprimés, privés de liberté et de justice, ne pouvant même pas avoir le droit légitime de manifester : leur lutte contre les bas salaires, les privations sociales, les injustices, que leur impose le pouvoir, se transforme aussi en un combat contre les inégalités, les oppressions de toutes sortes, que les classes dirigeantes imposent à l'ensemble de la société, écrasée sous la férule de leur dictature. Elle exprime leurs aspirations profondes à une véritable démocratie, montre que, plus que quiconque, ce sont eux qui ont le plus besoin de liberté, pour s'organiser, s'exprimer, se réunir, manifester, organiser des piquets de grève, etc. Ainsi, leur combat donne un contenu de classe aux notions abstraites de démocratie ou de dictature, dont se gargarisent et raffolent les politiciens de tout bord : il montre que celles-ci ne signifient pas la même chose, selon qu'on soit riche ou pauvre, exploité ou exploiteur. Par exemple, alors que, suite au multipartisme réinstauré par le MPS depuis 1990, sous la pression de l'impérialisme français, toute la classe dirigeante parle, sans vergogne, de démocratie, toutes les luttes que mènent les travailleurs nous enseignent que celle-ci, la démocratie, n'est pas sans lien avec les les rapports sociaux qui régissent la vie de la cité. Elles nous apprennent que la liberté ne se jauge pas seulement à l'aune de l'existence des partis politiques, des syndicats, des associations, des élections, qui sont certes utiles, mais pas suffisants pour fonder ce qu'est la démocratie, car, celle-ci est quelque chose de plus profond, qui tient à la vie même des gens.
En effet, qu'est-ce que la liberté pour les millions d'opprimés du pays, des villes comme des campagnes, qui ont de plus en plus du mal à manger une fois par jour ? Qu'est-ce que la liberté pour les millions de gens qui crèvent de maladies bénignes, dont certaines sont soignables avec de l'eau potable ? Qu'est-ce que la liberté pour les paysans pauvres des régions quasi abandonnées du pays, condamnées à une malnutrition chronique, dont les enfants, qui ont la force de le faire, émigrent ou, par désespoir, vont même renflouer les rangs des barbares de Boko Haram ou d'autres bandes de fous armés, tous nés de la barbarie générale du capitalisme ? Qu'est ce que la liberté pour les milliers de paysannes qui travaillent quotidiennement la terre, mais n'ont par droit d'en être les propriétaires ou même d'avoir la force de rêver d'une maternité digne de ce nom où elles pourraient accoucher ? Qu'est-ce que la liberté pour l'ensemble des femmes, qui, quoique majoritaires, n'en sont pas moins opprimées, exploitées, humiliées, subissant souvent des sévices corporels, n'ayant de place nulle part ? Qu'est-ce que la liberté aussi pour les milliers de leurs enfants, des jeunes, issus des milieux populaires, condamnés à un chômage endémique, dont ne les sauve que le triste destin d'être des délinquants alors qu'ils pourraient être utiles à la société ? Qu'est-ce que la liberté pour pour l'écrasante majorité des masses opprimées qui meurent de misère, à N'Djaméné, à Moundou, à Sarh, à Abéché ou Faya, à coté de la richesse insolente de la petite minorité des riches, parasites promus par la politique de classe appliquée par le pouvoir du MPS depuis vingt-huit ans ? Voilà comment nous interrogent et interpellent les luttes des travailleurs qui, finalement, nous apprennent que la démocratie des riches est une dictature pour les pauvres, tous les pauvres, quels qu'ils soient ! Cela est aussi vrai pour toutes les démocraties bourgeoises, y compris dans les pays riches, comme la France, où les travailleurs, ont maille à partir avec la politique de Macron qui s'attaque à leurs intérêts et les sacrifie sur l'autel de ceux des plus riches.
En définitive, la leçon principale à tirer des différentes luttes que mènent les travailleurs, celles d'hier comme d'aujourd'hui, est non seulement qu'elles sont profondément politiques, mais, que, par ailleurs, la lutte contre la misère, l'exploitation, n'est pas contraire à celle qu'on mène pour la liberté. Les deux luttes se compètent, se nourrissent l'une l'autre : elles sont les deux faces d'un seul et même combat, plus profond, plus vaste, contre toutes les oppressions, quelles qu'elles soient ! La mobilisation des travailleurs de la fonction publique en lutte intègre donc, de fait, les revendications des autres organisations de la société civile qui se battent pour les libertés essentielles et en précise le contenu.
Tout cela fonde, par conséquent, la justesse des luttes actuelles, mais, aussi leur importance ! En effet, les travailleurs ont mille fois raison de ne pas accepter les sacrifices et les injustices qu'Idriss Déby Itno et ses partisans leur imposent alors que, dans le même temps, ils ne demandent aucun sacrifice aux privilégiés qu'ils ont outrancièrement enrichis, vont jusqu'à amnistier ceux qui ont volé et ne prennent aucune mesure contre ceux qui se comportent tels des seigneurs, au-dessus des lois, en toute impunité, comme l'ont montré les événements de Doba !
Mais, les expériences passées des luttes antérieures, aussi justes qu'elles aient été, elles aussi, ont montré qu'il ne suffirait pas de lancer une grève pour faire plier le gouvernement. Certes, objectivement, les travailleurs constituent une force colossale. A cause de leur position au cœur de l’économie, ils jouent un rôle fondamental dans tout ce qui fait marcher la société. Ils font fonctionner aussi bien les secteurs industriels que l’administration, dont dépend le pays : rien de ce qui est nécessaire à la vie ne se fait sans leur force de travail ou leur intelligence. Tout cela leur confère une force colossale, dont ne dispose aucune autre classe sociale. Par conséquent, s’ils en sont conscients et en ont l’ambition, ils pourraient s'en servir comme d'un levier pour secouer la dictature, la faire plier, lui imposer les revendications populaires et mettre fin à sa politique criminelle !
Cependant, rien n'est automatique ! Pour ce faire, il faudrait une politique ! Aussi, afin de faire reculer le pouvoir, la seule perspective qui en vaille la peine, qui s'impose comme une leçon à tirer de l'expérience des luttes passées, est-elle celle d’une riposte collective du monde du travail. Individuellement, aucun secteur, isolé, n’est à même de changer le rapport des forces entre lui et la coalition du pouvoir et du patronat. Par contre, un mouvement d'ensemble de tous les travailleurs du pays, tant du public que du privé, unissant toutes les chapelles syndicales pourrait inverser le rapport des forces et donner aux travailleurs en lutte les moyens d’imposer les aspirations populaires. Par ailleurs, les travailleurs devraient aussi s'adresser aux autres catégories de la population, qui souffrent des mêmes problèmes qu’eux : aux organisations des droits de l’homme, aux associations des femmes, des étudiants, des élèves, des jeunes, des consommateurs, des journalistes, aux associations culturelles, à celles des artisans, des artistes, des petits commerçants, des paysans pauvres, eux aussi étranglés par la politique du pouvoir, afin de les entraîner dans la lutte, dans un mouvement de tous ensemble, en vue de la défense de leurs intérêts communs.
Les problèmes que posent les luttes actuelles des travailleurs ne se limitent pas à des questions salariales ou autres, de caractère catégoriel ou circonstanciel, aussi justes soient-elles. Ce nouveau bras de fer entre le monde du travail et la dictature exprime quelque chose de plus profond, dont dépend le sort de l'ensemble de la société entière : le choc entre, d'un côté, les aspirations légitimes des masses opprimées au droit d'avoir un salaire correct, de se nourrir, de se loger, d'éduquer leurs enfants, de se soigner, d'accéder aux libertés essentielles, bref, au droit à la vie tout simplement, une vie digne de notre époque, et, de l'autre, les perspectives sombres d'une politique criminelle, à tout point de vue, que cherche à imposer une dictature qui a échoué dans tous les domaines, sauf dans celui de la promotion d'une minorité bourgeoise, parasite, dans l'un des pays les plus pauvres au monde ! Par conséquent, quels qu'ils soient, - travailleurs de rang, syndicalistes, militants des partis politiques, d'organisations des droits de l'homme, des journalistes, des femmes, des étudiants, des élèves et autres structures de la société civile -, tous ceux qui sont réellement révoltés par la situation actuelle et ne souhaiteraient pas voir la société s'enfoncer de plus en plus dans la misère, sous la férule de la dictature, devraient tout faire pour que naisse et prenne corps ce mouvement de tous ensemble, seule perspective pour sortir de l'impasse actuelle et ouvrir la voie vers un avenir meilleur ! Aux travailleurs en lutte d'en prendre donc l'initiative et la tête pour en montrer le chemin !
Ali Mohamed Abali Marangabi
abali-icho@yahoo.fr