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Publié par Mak

Prémisses tchadiens de la démarche-adulte (récit)

Prémisses tchadiens de la démarche-adulte

Quelle histoire !

Il est aujourd’hui non seulement courant, mais devenu incontournable que tout stage, toute journée d’animation pédagogique auprès d’adultes menées par le GFEN soit prévue avec une démarche ou atelier directement vécu par les adultes participants. Pourquoi une telle « pratique», devenue incontournable ?

C’est là où il n’est pas seulement circonstanciel d’évoquer quand et comment, dans l’histoire du GFEN a surgi une telle pratique tant dans l’étonnement et l’enthousiasme des uns qu’inversement, en ses débuts, dans le rejet de quelques autres. Alors, après tant d’années, le retour « historique » sur des circonstances d’une telle avancée mérite une analyse particulière concernant l’irruption d’une telle modalité de formation des adultes, devenue tellement spécifique, au GFEN, dans la conception et la tenue des journées, stages ou interventions multiples.

Auprès d’adultes, des prises de conscience décisives

C’est dans les années 1976-1980 que la pratique de « démarche-adulte », dans le GFEN, prit forme et se constitua, au retour de cette grande aventure que fut au Tchad, pour Henri Bassis et moi-même, cette « expérience » inattendue et féconde et que nous venions de vivre dans des circonstances devenues exceptionnelles. Quatre ans d’investissement (1971-1975) où Henri était chargé de la Formation pédagogique sur le terrain de 50 classes « expérimentales » et moi-même professeur à l’Ecole Normale de Sarh. Et c’est dès l’engagement dans ces responsabilités que nous découvrions, déjà là, Jean Bernardin et Michel Baraër chargés sur le terrain d’assister les instituteurs des classes expérimentales.

Nous arrivions, Henri et moi, porteurs de transformation de pratiques nouvelles mûries dans le primaire et le secondaire[1]. Et nous savions combien une transformation de ses propres pratiques, en classe, ne peut dépendre que d’une transformation, en soi-même, de ses propres avancées et attentes. Cela, nous l’avions vécu pour nous-mêmes et nous étions conscients, devant « l’étrangeté » de cet engagement que nous avions cependant accepté, combien il ne serait pas évident d’enclencher et partager des transformations là, dans une telle situation, pour nous si nouvelle.

Là où nous avions le plus avancé, en France, c’était à partir de situations de classe (les « leçons ») dont l’analyse théorique et le « faire » engageaient et la problématique des contenus de savoir, et les pratiques pédagogiques[2] : lien décisif constitutif de ce qu’était en train de devenir la démarche d’auto-socio-construction du savoir. Pourtant nous ne voulions aucunement agir nous-mêmes, dans les classes[3]. Mais Henri pouvait s’appuyer sur les pratiques issues des classes expérimentales du 20ème et moi-même ayant dans les années précédentes opéré un renversement décisif dans mes pratiques en classes du secondaire (collège et lycée). Je m’attachais donc là, auprès des normaliens à entrer dans la compréhension des contenus en jeu[4], attachée à en saisir les pôles essentiels qui font justement question dans leur ajustement aux pratiques pédagogiques auprès des enfants.

C’est là où Henri et moi-même nous partagions des avancées dont nous étions porteurs avec des expériences pédagogiques différentes mais aux finalités conjointes. Henri à partir de cette étonnante « expérience du 20ème » où il me disait avoir découvert et appris en 2 mois plus qu’en 20 ans de pratique enseignante traditionnelle. Et moi-même qui venais d’amorcer un tournant décisif dans ma pratique, au Lycée[5]. C’est pourquoi nous étions conscients - et désireux - de bonds en avant à mettre en route et particulièrement dans un contexte de « coopération » lourd d’un passé toujours présent. Nous allions en affronter les lourdeurs mais aussi, en même temps, de possibles échappées.

Une situation de formation inattendue

A l’Ecole Normale de Sarh, auprès des étudiants, et alors que je m’appliquai dans chaque cours à pénétrer les raisons d’être de tel ou tel contenu, je vécus un épisode inattendu. Un matin arrivant dans la salle de cours je suis d’abord étonnée, en entrant, par un silence inhabituel de la quarantaine des étudiants présents. Dès mon entrée, l’un d’eux se lève et me dit avec une certaine cérémonie, porte-parole à l’évidence de tous ceux de la classe : « Madame nous avons quelque chose à vous dire ». Il s’appelait Mahamat Y. L’invitant à poursuivre il déclare, avec des mots pesés et dans le silence de tous : «Vous êtes un mauvais professeur » et il précise, sur ma demande : « Voilà, vous cherchez à nous faire comprendre alors que les mathématiques, ça ne se comprend pas, ça s’apprend » !! Choc vraiment inattendu, violent pour moi. Cependant, je ne bronche pas, saisissant qu’à la source d’un tel propos il y avait, pire qu’une impolitesse, l’expression d’un lieu commun, d’un « habitus » comme s’y réfère Bourdieu, lié à ce qui était attendu habituellement de la pédagogie. Se précipitait en moi des raisons de fond : alors, ils attendent seulement des connaissances à RETENIR et des façons d’agir à REPRODUIRE en classe, eux-mêmes ! Je saisissais brutalement le poids intériorisé d’une « aliénation » dont je voyais bien qu’ils en étaient eux-mêmes victimes inconscientes et de plus, dans leur formation, cherchant à être formés – formatés ! – pour devenir à leur tour reproducteurs d’une telle aliénation.

Ce fut un choc pour moi. Non, je ne ferai pas autrement, mais est-ce possible qu’ils puissent prendre conscience de l’énormité d’une telle conviction ? Comment faire ? Que faire ? Comprenant moi-même que ce ne serait pas avec des explications bien fondées que cela pourrait se résoudre. Bien sûr j’avais évoqué des raisons, des exemples de situations pédagogiques, mais cela était insuffisant, je le savais.

C’est ce soir-là que fut pris un tournant dans notre réflexion Henri et moi, en relation avec ses propres responsabilités de Responsable des classes expérimentales de la région. Nous décidons de demander à L’Inspecteur tchadien d’obtenir la possibilité de faire un stage de quelques jours avec les étudiants de l’Ecole Normale. Après acceptation, Henri évoque auprès des étudiants des pratiques « en rupture » des classes expérimentales du XXème et notamment le problème sans questions. Sourires, voire exclamations…mais il rentre au plus près de ce que font le élèves. Et voilà que le lendemain matin, alors que nous entamions la journée avec tous, en présence de l’Inspecteur, du Directeur de l’Ecole Normale, d’Henri et moi, arrive avec un gros retard le même Mahamat Y . Il demande de pouvoir s’adresser à tous les étudiants. Il leur dit : « voilà, hier on nous a parlé du « problème sans question » et nous avons ri. Alors ce matin, je viens d’aller dans une classe grâce à un ami instituteur car je voulais voir, avec un problème sans questions, si les élèves s’en sortiraient et comment. Hé bien, oui, je peux vous dire que c’est possible !»

Ceci représenta pour tous, étudiants et responsables, un grand moment d’ouverture désormais possible pour d’autres avancées. De telles avancées, d’ailleurs que les conditions furent crées pour établir des relais de transformation au-delà des classes dites expérimentales du Mandoul, au-delà des murs de l’Ecole Normale, des étudiants devenant eux-mêmes porteurs dans les mois qui suivirent de transformations auprès des classes d’application, mais aussi auprès d’autres classes « ordinaires »…quelques mois plus tard, le responsable ministériel tchadien de l’enseignement primaire vint lui-même voir de près ce qu’il en était, quelque peu méfiant avec tout ce qu’il avait entendu de la part de la Coopération française. Arrivant à Sarh, il interrogea longuement Henri et demanda d’aller voir des classes où avaient eu lieu des transformations. Et là, à la sortie, de dire devant nous : « voilà, ce que je viens de voir là, je veux le voir dans toutes les écoles du Tchad ».

Et ce qui suivit, juste après son départ vers la capitale, ce fut la demande officielle d’un stage pour tous les instituteurs de la région : 700 instituteurs !? Pourtant, pari accepté.. !! Alors se mirent en place des équipes de travail, avec les animateurs français de l’Opération Mandoul et des enseignants tchadiens pour aborder concrètement, quoi et comment mettre en réflexion les enseignants, au plus près des contenus incontournables des programmes et des réalités de la classe. C’est dans les semaines qui suivirent que des équipes d’animation furent constituées pour être réparties ensuite en 7 stages différents dans la ville de Sarh. C’est donc en Mai 1972 que se tinrent, à partir d’un grand rendez-vous commun le lancement, ces 3 jours de stage qui furent un évènement[6], tant pour nous que pour les enseignants tchadiens. Un évènement qui ouvrait sur de futures avancées, suivant les vœux des Responsables nationaux, vers une rénovation de l’enseignement au Tchad !

Ce qui était en train de se passer, c’était un renversement de points de vue, pour bien des enseignants. La prise de conscience de préjugés, d’« allants de soi » logés dans un implicite qui se trouvait débusqué. Une conscientisation si décisive aujourd’hui dont bien des pédagogies actuelles devraient se saisir.

Parce que cela plonge là dans la relation entre l’Ecole et le Devenir citoyen !

Ainsi cela était-il déjà impliqué dans le fameux « problème sans question » engageant justement un renversement d’attitudes et d’attentes concernant l’émergence d’un autre comportement de l’enseignant face aux élèves, conduit à enlever les questions pour qu’ils s’en posent.

Opérer un renversement de pratiques, de la part de l’enseignant, pour que l’élève devienne partie prenante de son propre savoir. Alors, la pédagogie ? Hé bien, non une procédure à assurer mais un processus à engager. Retournement d’enjeux et responsabilisation d’autant plus grande de l’enseignant ce faisant, devenant pour de bon éducateur, oui, de futurs citoyens s’apprenant à penser et par eux-mêmes et dans l’inter-relation et réflexion avec les autres.

Alors, concernant les pratiques scolaires les plus reconnues comme « normales », s’amorçait la possibilité étonnante d’en interroger justement la raison d’être. Et cela, au travers de situations permettant l’affrontement à la fois par soi-même, et avec les autres. Avec des moments de prise de conscience, au cœur des activités engagées, impliquant chacun comme sujet pensant. Une approche des savoirs à la fois dans leur unicité saisissante de pouvoir sur le monde en même temps que porteuse d’un autre regard partagé avec d’autres. Des cloisons pouvaient tomber entre soi et le rapport au monde, entre soi et les autres.

Un double enjeu était présent, dans cette situation vécue comme « première » au Tchad :

  • découvrir que les enfants peuvent découvrir eux-mêmes
  • que l’enseignant peut créer les conditions pour qu’il en soit ainsi.

Les deux années qui suivirent apportèrent une étape encore nouvelle dans l’expansion de nos actions, à partir de la demande des responsables tchadiens : répartition des équipes déjà formées en 4 lieux bien différents du pays: Sarh, Ndjamena, Abéché, Mondou et particulièrement auprès des Ecoles Normales[7].

……………………………………

Nous allions, Henri et moi, être expulsés du Tchad par les autorités françaises. Mais sous quel motif ? C’est cela que nous cherchions à savoir en demandant un rendez-vous au Responsable Ministériel français venu à N’Djamena vers la fin de l’année scolaire 1974-1975. Là, après nous avoir interrogé à partir d’une longue liste (préparée soigneusement) pour citer les points de désaccord, auxquels à chaque fois était apportés par nous précisions et raisons d’être, lassé, le Responsable ministériel français écartant de guerre lasse sa feuille et se reculant sur son fauteuil nous dit : « de toutes façons, vous êtes dangereux, vous leur apprenez à penser ».

Voilà qui était dit sans ambages. Qui l’eut cru ?! Pourtant cela avait été vraiment dit ainsi, d’un seul trait et là, sans feuille préparée. Et par le Représentant du Ministère Français de la Coopération.

Une explicitation à la fois inattendue et combien significative. La portée politique du pédagogique venait d’être dite, preuves réelles et concrètes en main !

Précisons qu’avant même que nous ayons eu la « permission officielle » de partir 4 ans avant (1971), nous avions été convoqués en France par le Ministère de la Coopération auprès d’une commission spéciale où de hautes autorités françaises avait dit plus spécialement à Henri (connaissant sa couleur politique) : « nous vous demandons de ne pas faire de politique là-bas » à quoi Henri avait répondu clairement : « c’est sur un contrat pédagogique que nous partons, nous le tiendrons.» . Et voilà que là, pour nous renvoyer, c’est sur ce contrat pédagogique lui-même que nous étions renvoyés. Avec un retournement de ce contrat, pour eux devenu irrecevable. Où ils avaient décelés combien ce qui est pédagogique porte de toutes façons un ressort, toujours apparemment dans l’insu et cependant décisif pour la formation d’une pensée émancipée, féconde justement par sa manière d’être.

Une leçon de politique !

Pour ajouter à cela,

Dans derniers mois précédents notre renvoi eut lieu à N’djamena (Mai 1975) l’assassinat du président Tombalbaye[8] . Et nous apprenions dans les jours qui suivirent, en ville où nous rencontrions par hasard l’un des inspecteurs français de N’Djamena (qui n’avait pris part à aucune de nos actions) , de drôles de confidences. Il nous dit «Je sais que nous ne sommes pas du même bord politique mais voilà, je viens de demander ma réintégration définitive en France car je suis outré de ce qui vient de m’être demandé par les autorités françaises à votre sujet : de venir près de chez vous, où vous habitez, m’assurer si vous aviez des contacts politiques avec des responsables de l’opposition politique tchadienne. » Et il ajoute : « nous n’avons pas du tout, vous et moi, la même option politique mais je sais votre droiture concernant votre stricte action seulement sur le plan pédagogique ». Voilà qui était direct, et en même temps révélateur d’un rapport « innocent » au pédagogique.

Il est important de préciser, à cet endroit, que dans le temps de changement du régime politique à N’Djamena, juste après l’assassinat de Tombalbaye, nous avons su que les Normaliens s’étaient réunis entre eux, à l’Ecole Normale, pour constituer une liste de questions et propositions concernant le pays, à présenter au nouveau gouvernement ( des « cahiers de doléances » !?...). Il était coutumier au Tchad, pour chaque nouveau Président, que l’ensemble des citoyens de la Capitale, regroupés suivant leurs fonctions , viennent le saluer, chanter et l’applaudir. Et voilà que là, les Normaliens avaient pris la décision de se réunir et décider, ensemble, comment ils allaient eux-mêmes rendre hommage au nouveau Président ! Nous ne savions aucunement ce qu’ils avaient fait, réunis entre eux, or ce fut une joie pour nous de savoir justement ce qu’ils avaient fait. Nous étions fiers de cela, sachant que NON, nous n’avions pas participés à leurs échanges et leur texte de propositions. Et pourtant OUI nous pensions en secret que tout ce travail mené ensemble à N’djamena de réflexion, d’élaboration et de mise en pratique n’était pas pour rien dans ce qu’ils venaient de faire, dans ce moment intense de changement politique[9].

Et c’est peu après, dans le mois qui suivit, que nous apprenions notre renvoi et que nous allions rencontrer le Représentant Français du Ministère de la Coopération. Quelqu’un de nos amis tchadiens nous dit ensuite que les responsables français avaient proposé aux responsables tchadiens, qu’en échange de la liste des noms de coopérants français choisis par la France, ils accorderaient aux écoles tchadiennes des livres de classe français. Echangés contre des manuels scolaires. Marché conclu. On pouvait revenir aux classiques de la pédagogie française !

*************

En somme, cette expérience du Tchad fut pour nous exceptionnelle, comme une auto-socio-construction à une autre bien plus grand échelle que celle d’une « leçon ». Où les données se croisaient entre une situation nationale donnée, celle du Tchad, et nos propres apports vécus antérieurement d’éducation nouvelle et de vie[10]. Ce que nous vécurent dans cette expérience commune nous fit franchir de grandes étapes nouvelles, chacun apportant ses acquis antérieurs, en même temps que découvrant de nouvelles questions, élaborant de nouvelles avancées–inédites, de nouvelles prises de conscience ! Et c’est cela que nous voulions tellement partager, à notre retour en France.

Nous avions vécu, à grande échelle, une sorte d’auto-socio-construction, dont nous étions à la fois porteurs en même temps qu’apprenants.

Le GFEN, franchissant des étapes successives, dans son histoire, étant ce chemin de recherche et de formation tourné vers l’avenir. Où chaque étape est un affrontement de vie et d’avancées.

Continuons !

Odette Bassis

 

 

[1] Henri était porteur de « l’expérience du 20ème de Paris » lancée et tenue par Robert Gloton (sur 3 écoles) et moi-même ayant initié un groupe d’une quinzaine d’enseignants de collège-lycée dans le cadre de mon investissement au GEMAE (Groupe d’études pour les méthodes actives dans l’enseignement, pour le secondaire) qui devait peu après s’investir dans le GFEN.

[2] Contenus et pratiques si souvent cloisonnés entre didactique et pédagogie.

[3] « Des « blancs » qui voudraient montrer comment faire !!! »

[4] Lesquels étaient nouveaux pour moi puisque je découvrais les contenus du primaire…mais avec un regard aiguisé par mes avancées dans mon propre rapport aux contenus mathématiques du secondaire.

[5] Renversement des modes d’apprentissage notamment à propos de la résolution de l’équation du 2ème degré actuellement au programme de 1ère S. Une victoire, pour moi, ouvrant sur des possibles à démultiplier.

 

[6] Michel BARAËR étant, avec Henri l’organisateur général.

[7] Ecoles Normales soit effectives, soit en gestation possible, comme à Abéché avec Jean Bernardin.

[8] Très proche du lieu où nous habitions, au cœur d’un quartier africain, des balles ayant atterries jusque dans notre jardin.

 

[9] Là, éclatait pour nous ce que Paulo Freire analyse si finement quant à une pédagogie qui peut conscientiser en soi l’analyse et la libération des « oppressions » masquées par ceux qui en sont dépendants, et le plus souvent à leur insu. Cf : « Pédagogie des opprimés » (La Découverte, 2001)

[10] Henri ayant son passé de Résistant et, comme poète-écrivain de pièces théâtrales sur des contenus d’avant-garde. Moi-même, engagée étudiante dans la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) à un moment où celle-ci prenait position pour l’indépendance de l’Algérie, ce qui lui fut reproché en haut lieu !